Dans un monde où tout va vite, où l'inquiétude peut être partout, je me sens porté par le Tao, toujours friand de ces succulentes anecdotes sur la simplicité complexe de vivre:
« Dis toi bien, fiston, qu’au cours de toutes les circonstances de l’histoire, il y a toujours eu des pêcheurs à la ligne ». Jünger raconte, dans son journal d’occupation, qu’entrant dans Paris déserté par l’exode, juché sur un des chars de sa compagnie et passant sur le pont de la Concorde, il remarque, en contrebas des piles du pont, un type très paisible qui pêche tout en fumant tranquillement sa pipe. Pareillement, si nous entrons dans n’importe quel musée d’art asiatique ancien et que nous nous dirigeons vers les collections chinoises, nous tomberons certainement à un moment ou à un autre, faiblement éclairé derrière sa vitrine, sur l’un des grands rouleaux de parchemin exquisément peint par l’un de ces mystérieux artistes Tch’an des anciens temps, et nous y verrons, probablement représentés dans leur uniforme rutilant et multicolore, les innombrables soudards redoutablement féroces de deux armées rivales – arborant de magniques bannières peinturlurées sur lesquelles des dragons crachent le feu – en train de se tailler généreusement en pièces dans des combats sans merci. En approfondissant notre examen, nous finirons bientôt par découvrir dans un coin du rouleau, généralement dissimulé derrière un rideau d’arbres, un étang à moitié couvert de nénuphars où vient se jeter en bouillonnant joyeusement un torrent qui dévale de la montagne en gracieux zigzags. À la surface de cet étang, sous un saule vaporeux avoisinant d’autres arbres couronnés de fragiles fleurs blanches, non loin de quelques canards méditatifs qui se laissent dériver sur l’onde parmi des lambeaux de brume, repose une barque dans laquelle un petit personnage coiffé d’un chapeau de paille pêche sans se soucier de rien. Et, si nous avons encore la patience de déchiffrer les notes érudites qui accompagnent d’ordinaire ces peintures, nous apprenons que, pour les ermites du Tch’an, le pêcheur à la ligne (particulièrement s’il est un peu ivre de vin de riz) représente le plus parfait symbole de la sagesse. Sur l’un de ces rouleaux qui se trouve au Metropolitan Museum de New York, la minuscule sentence calligraphiée en chinois et qui flanque la tête du pêcheur a été traduite en anglais et dit ceci : « Right and Wrong reach not where men fish Glory and Disgrace dog the official riding his horse. » Lin Yu Tang, philosophe chinois contemporain exilé en Amérique, dans son fameux livre l’importance de vivre, nous déclare : « Après une longue exploration de la littérature et de la philosophie chinoises, j’arrive à la conclusion que leur plus haut idéal a toujours été un homme détaché (Ta Kuan) de la vie et sagement désenchanté. Cette sagesse engendre une certaine hauteur de caractère qui donne la possibilité à chacun d’avancer dans l’existence avec une ironie tolérante, d’échapper aux tentations de la gloire, de la richesse, des exploits, et finalement, d’accepter les événements. De ce détachement découlent aussi le sens de la liberté, l’amour du vagabondage, de l’orgueil, de la nonchalance. Car seul le sens de la liberté et de l’oisiveté permet d’atteindre la joie de vivre intensément […] La jouissance d’une vie oisive ne coûte pas cher. Le vrai goût de l’oisiveté s’est perdu dans les classes riches et ne se trouve plus que chez les gens qui ont un suprême mépris pour l’argent. Il provient d’une richesse intime de l’âme chez un homme qui aime la vie simple et qui s’impatiente de devoir la gagner. Il y aura toujours assez de vie pour en jouir, pour un homme qui est déterminé à le faire. » Denis Grozdanovitch « L’Importance de vivre », in « Petit traité de désinvolture »
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